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Isabelle De Luca à grands pas


Dominatrice, technique mixte sur papier, 2017
 
Elle aime jouer des contrastes entre les éléments de la nature et les apparats de l’élégance. Entre fragilité et solidité, autorité et instabilité, forme fixe et en mouvement, Isabelle De Luca nous délivre une nouvelle série hautement chaussée.

Elle peint des portraits d’enfants et d’arbres qu’elle extrait du milieu naturel ou qu’elle habille à sa façon. Il faut dire qu’elle porte une attention personnelle au costume. La tenue, en particulier la lingerie est une source d’inspiration pour l’artiste qui aime revêtir les arbres d’une robe atypique ou les iris d’un corset affriolant. Ce parallèle entre le vêtement et l’environnement est à nouveau présent dans ses travaux avec un accessoire inédit et anticonformiste ; le stiletto.

La composition est systématiquement pensée autour d’un élément central, isolé, seul qu’elle s’approprie, et décontextualise dans un espace défini. La forme se détache du fond, neutre, nu, dépourvu de toute ostentation. Qu’il soit individu, arbre ou soulier, le sujet se déploie sur papier ou sur toile tel une ingénieuse sculpture verticale. Cette verticalité scande la surface et laisse le tronc se transformer en talon aiguille pour aiguiser une nouvelle physionomie du réel.
Avec cette série, Isabelle reste dans le portrait. Ces escarpins aux talons hauts incarnent des figures féminines nourries du réel. Hasardeuse, intrépide, naïve, aventurière, imprudente, dominatrice, cruelle, scabreuse, effrontée, libre, dégourdie, irréfléchie… Ses adjectifs qualificatifs accompagnent au préalable ses croquis pour décrire des silhouettes singulières au tempérament ancré. 

Dans l’attente de la maternité, l’artiste avait traité le thème de la féminité. Une vision radiologique nous proposait de découvrir dans une délicate transparence le bassin et les entrailles d’une femme-fleur dont la transformation sexuée s’achevait en sous-vêtements attrayants. La métamorphose se poursuit désormais avec une femme réalisée, une femme de pouvoir, conquérante, une mère épanouie sans peurs ni interdits qui s’affirme. Fièrement dressé, le stiletto est un hommage à cette force féminine. Sans vouloir revisiter le mythe du soulier de la Cendrillon du 21e siècle, Isabelle pointe le succès du talon aiguille comme témoin du phénomène de libération de la femme. Celle qui s’autorise à prendre de la hauteur en se détachant des conventions.

Iris corset - huile sur toile, jet d'encre 50 x 50 cm - 2002

Elle évoque aussi la débauche de l’accessoire, son fétichisme et l’apparence toute entière du corps féminin, sa cambrure insolente sculptée par l’escarpin. L’apparat devient ainsi l’élément d’un vocabulaire polysémique visuel. Chaque identité est adoptée sous une dimension physique et psychologique. Chacune porte une posture qui lui est propre. Elle raconte à sa manière une histoire inédite, aux confins de l'intime où il est question d'érotisme et de séduction, mais aussi des normes et de transgression. « Les pieds chaussés envoient des messages secrets. Ils représentent la forme de langage corporel la plus puissante » commente l’artiste.

Ces « êtres » bavards d’élégance sont soutenus par une touche réaliste. Contrairement aux séries précédentes, une nouvelle extravagance les intègre dans un univers fictionnel, plus imagé, affranchi des repères de lieux et de temps. Isabelle De Luca mesure et reconstitue le réel en jouant avec les changements d’échelle tout en marquant son empreinte personnelle. Cette fois la couleur est insérée et accompagne une technique mixte composée de fusain, d’acrylique, de pastel ou encore d’encre. Les variations de ces médiums apportent une épaisseur supplémentaire au dessin et une certaine force en présence.
Les tonalités vives, métalliques et parfois fluorescentes sont soutenues par une coloration performative réalisée avec des bombes aérosols. La sensation de mouvement renforcée par ces tracés, participe au questionnement de l’énergie de la forme des chaussures clinquantes.

Si on se sent tout petit et tout aussi déséquilibré devant les escarpins d’Isabelle De Luca, nous devons nous rappeler les paroles de Charles Baudelaire qui était aussi très impressionné par les grandes choses. Dans Le salon de 1859 il avait témoigné : « Dans la nature dans l’art, je préfère, en supposant l’égalité de mérite, les grandes choses à toutes les autres, les grands animaux, les grands paysages, les grands navires, les grands hommes, les grandes femmes, les grandes églises, et, transformant comme tant d’autres, mes goûts en principes, je crois que la dimension n’est pas une considération sans importance aux yeux de la beauté. »*

Sur les traces du pouvoir iconique des talons hauts, d’autres ont marqué avec une démesure distincte l’esthétisme séduisant de l’accessoire. En témoigne, les installations monumentales de Joana Vasconcelos et ses escarpins de Marilyn présentés en 2011 à la galerie des glaces à Versailles ou le Valstar Barbie, œuvre conçue à l'occasion de la Biennale de Lyon de 2003 par Claude Lévêque. Dans ses prochains travaux, Isabelle De Luca ne lèvera pas le pas. Elle proposera une nouvelle rencontre morphologique entre le pied féminin et masculin. Cette empreinte incarnée inédite prendra tout son sens dans un esthétisme inédit de la différence. 

*Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, Paris, M. Lévy frères, 1868, 442 p.

Isabelle de Luca expose du 1er au 17 Juin 2017 à la mairie du 8e, 3 rue de Lisbonne 75008 Paris.