Trait pour trait , 42 x 60 cm , encres sur Joss paper |
Nous retrouvons dans le
travail de Laurette Succar cette réflexion sur l’expérience du regard à travers
la reproduction minutieuse et systématique du motif. Abstraite au premier coup
d’œil, la forme de sa composition épouse le motif calligraphique et se
transforme progressivement en image lente, celle d’un terrain vu du ciel.
Dans un équilibre constant,
un va-et-vient continu aux cadences non imposées révèle un nouveau sens à
chaque niveau, sans jamais se livrer définitivement. C’est la trace d’une
chorégraphie dévoilée où les lignes se multiplient comme des rhizomes sur la
surface du papier. Les points de vues inattendus nous glissent vers la rêverie
bercée par un vertige, du néant à la présence, de l’absence à la signification,
l'ensemble générant une tension créatrice.
Pour cette artiste peintre
plasticienne née à Beyrouth, il n’y a pas d’identité fermée ou de territoires
clos. Sans frontières, entre sphère intime et espace partagé, elle interroge en
permanence les relations de l’illusion et de la réalité, entre le lisible et
l’illisible. Nulle distance non plus entre ce qui est de l’ordre du rituel et
de celui des sensations tactiles. Ses
œuvres sont autant d’épisodes conduisant plus loin, entraînant mémoire et
expérience. Laurette Succar est une exploratrice qui laisse interpréter ses
parchemins en se reposant largement sur la capacité imaginative du regardeur à
s’emparer de la composition. A l’encre sous la lame d’un couteau finement
aiguisé, elle lie et libère avec intensité sur Joss Paper, un papier d’origine
asiatique utilisé à des fins liturgiques. « Du
fait de son faible grammage et de la finesse de son grain, ce papier a un tel
pouvoir d’absorption qu’il n’autorise aucun lâcher-prise. La méticulosité et la
précision du geste sont de rigueur quant à l’apposition des couleurs. »
Les lettres et les traits ne
font plus qu’un. On devine le « Mïm » ( م) ou le « Ha » ( ح ), certaines lettres de l’alphabet
arabe. Transformées, elles surgissent comme des indices référentiels qui
revendiquent leur liberté expressive. Leur configuration invite à se détacher
de la linguistique pour visualiser la forme abstraite, libre de toute
signification. Cet horizon nous invite aux premières heures de la genèse. Dans
la vallée oubliée de Qadisha où l’on redécouvre les traces de la poésie, du
ciel, de la terre, du vent, du silence.
Sans inquiétudes envers les nécessités du temps, le
geste semble parvenir du plus lointain des mondes, traduisant la beauté secrète
qui naît entre les signes. Un véritable élixir d’éternité sans déchiffrement
possible soumis aux aléas de la perte et de l’oubli.
L’artiste cultive ce goût pour le mystère et pour la
préservation du pacte d’écriture. Sensibilité innée, assimilation culturelle ou
reconnaissance de soi par le détour de l’autre, elle nous livre un alphabet
fait d'espace, de temps et de matière.
Sur cette surface de mouvements et de métamorphoses,
la couleur joue un rôle essentiel dans la structure picturale. Le noir, le
rouge et leur arrangement se voient contrariés par le froissement du papier. Au
cœur de la substance, les traits prennent l’aspect d’une texture organique,
creusant des sillons et débordant de leurs cours comme le fleuve qui les aurait
engendrés.
C’est dans cette continuité du tracé, dans la
conscience qui naît en soi, dans la présence de celles et ceux qui nous ont précédés
et dans l’éclipse même de l’inachevé que l’écriture picturale de Laurette
Succar engage sa propre traversée sur les chemins du temps.
Laurette Succar expose au Château de Salmaise - Grande Salle des écuries -
les 4 et 5 août 2018, dans le cadre des EVAsions des Arts en Auxois (Côte-d'Or
en Bourgogne).