Entropie#3, techniques graphiques mixtes sur papier, 40 x 50cm
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Elle crée des
paysages, des lieux indéterminés, fictifs qui se situent partout et nulle part
à la fois. Sophie Feldmar connaît le secret du monde entre les mondes où une inquiétante puissance régit cette proximité entre
l’organique et l’urbain.
« Le paysage est envisagé comme un paradigme culturel, car
inventé, organisé et composé jusqu’à devenir artificiel.
Il se façonne à l’image de l’homme, non pas de manière anthropique comme
pourrait l’être une rizière par exemple (...) Je crée à partir de photographies
de repérages des aberration urbaines, des surprises du quotidien prises en
images que je couche ensuite graphiquement sur différents supports. »
Cet
univers imaginaire à la fois attrayant, menaçant et fantasmé souligne
l’importance de l’adversité mise à l’épreuve. La nature se laisse dévorer par
l’architecture et l’industrialisation urbaine. L’humain n’y a plus sa place. Du corps
à la pierre, du ciel au bitume, l’incroyable métamorphose nous absorbe et nous
intègrent littéralement. Nous sommes projetés dans ces paysages-boyaux à la
fois extérieurs et intérieurs. L’instant figé s’étire et se condense. Les
repères ne sont plus fiables. Supplices et sensualité, pouvoirs et désirs se
confondent et sont mis hors du temps.
Dessins,
photographies, peintures à l’huile, sculptures... Quel que soit le support, l’artiste
laisse toute liberté à l'imprévu, à l'aléatoire du geste, refusant la maîtrise
de toute direction qui mène à l'idée de l'œuvre finie.
« J’aime la précision dans le geste de l’art dit informel, le
côté heuristique de la démarche, où le cheminement du processus créatif prend
tout son sens. »
Elle
cherche à préserver l’inattendu tout en le conduisant, saisissant les présences
qui sans cesse lui échappent. Ses aventures entropiques sont guidées par le
principe de sérendipité ; elles mènent à l’état de désordre et
d’incertitude, d’accident et d’imprévu.
Le
dessin est une catharsis pour engendrer le chaos. Les scénettes se renvoient
les unes aux autres. La signalétique des
voies en travaux se décrypte sous les filtres de cyanotypes. L’urbanisme se concentre
dans des éprouvettes. Les drapés recouvrent autant les architectures que les
corps qui ne tiennent qu’à un fil. Autant de fantômes fragiles, boursouflés, doués
de présences, de volumes et de reliefs. La végétation tente de persister dans
ce recyclage dénaturalisé et re-territorialisé où l’on devine parfois les
lignes des
Vedute et des Capricci.
Les paysages italiens du 18e siècle semblent avoir trouvé avec
Sophie Feldmar une nouvelle interprète. Dans cet anachronisme frappant les
situations entre les puissants et les faibles se rejouent révélant la
permanence de questionnements existentiels, du cycle du vivant et de son
devenir.
Les
sensations deviennent incertaines. Les vibrations du motif mutent. Instabilité,
contamination, saturation des lignes et des données, insertion de la couleur
par endroit, transparence induite par la technique du crayon, le blanc comme partie
intégrante... Ce magma créatif passé au mixeur engendre des formes et des
situations extraordinaires. Il maintient le paradoxe de non-lieux, de hors-champs
perceptifs.
« Je revendique la création d’espaces inutiles. »
Absence,
présence, lutte, abandon, le va-et-vient permanent et hallucinatoire préserve un
certain vertige. La lévitation opère. Les espaces suspendus laissent diffuser le
spleen d’un état transitoire.
Ce
tourment d’inhumanité se décrypte comme une contre quête de l’idéal, un cauchemar
baudelairien déchiré entre les souffrances terrestres et les aspirations célestes.
Il ne laisse pas apparaître de fin et porte en lui un rêve de totalité qui tire
l’éternel du transitoire. Cette archéologie du futur élabore un procédé subtil de
correspondances, d'échos, de progressions, de ruptures et d'oppositions. Une
déconstruction signifiante qui s'élabore jusqu'à devenir le mirage d’une
nouvelle existence aux réalités dispersées.