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Claude Gazier, séquence suspendue


 
Chamonix 1900, technique mixte, 95 x 160 cm, 2020

Edward Hopper lui a donné envie de peindre. La peinture de Claude Gazier évoque, comme celle du maître américain, le pouvoir fictionnel d’une certaine nostalgie d’un temps rêvé.

Son travail nous place dans un sentiment anachronique de romantisme qui tient d’un état de mouvement. Les sujets apparaissent, semblent flotter, dans un fluide, comme arrêtés dans des poses cinématographiques. C’est un songe d’évidence sentimental, de souvenirs que l’on oublie et qui resurgissent.

Sa contemporanéité se situe dans une virtuosité alchimique de dosage des pigments, de caséine sur silice sur panneau.
« J’ai cherché une matière qui puisse traduire plastiquement le « grain » et la mobilité d’une image de film. L’usage de matériaux de maçonnerie utilisés pour les fresques murales s’est imposé par leur présence physique, comme la matérialité rugueuse des peintures de Balthus. »

La juxtaposition de points de couleurs révèle le grain et diffuse la lumière en estompant les contours visibles et en participant à la suggestion du mouvement.
Les effets de relief et de profondeur sont renforcés par le soin harmonieux porté aux tonalités. Ce procédé chromatique interagit pour forger l’élan narratif, lui conférant une profondeur atmosphérique appuyée par la transparence et la vibration de la couleur.

Les valeurs dégradées soutiennent le trouble des atmosphères, des paysages, et des faciès.
« Le flou est clairement recherché pour ne pas figer l’évocation du passé. »
Les identités des personnages s'affichent comme absorbées, spectrales. Ce diffus est exécuté entre douceur et apaisement et cohabite subtilement avec le précis. Il laisse bercer une recherche fluide entre abstraction et figuration, entre irréel et réel.

Pour le peintre, il s’agit d’exprimer une : « transfiguration existentielle (…) Je me suis naturellement plongé dans ces ambiances imaginées du passé, ces mythologies du début du 20e siècle, pour fixer des émotions de cinéma qui restent gravées dans les mémoires. »
Claude est particulièrement inspiré par La Belle Époque où la prospérité, l’insouciance, la gaieté, l’aspiration à mener une vie bourgeoise et paisible, entre le luxe abondant et le désir de légèreté dominent. C’est ce temps de l'avènement de l'idéal et celui du foisonnement d’inventions et de réalisations artistiques. Cette période où la culture française, le prestige du monde intellectuel se distingue par son caractère novateur et son rayonnement singulier. Seurat, Monet, Renoir, Cézanne ne sont pas loin…

L’artiste peint des scènes de bal populaire, de promenades en bords de mer, le long d’un canal, des déjeuners champêtres où l’on prépare des parties de Badminton…  Les personnages dépeints révèlent un goût pour les lignes souples, les vêtements blancs, les voiles, dentelles, ombrelles et autres coiffes singulières. Les références au cinéma du début du 20e siècles sont récurrentes comme celles de « La Roue » d’Abel Gance, film muet de 1923.

Dans une rêverie ouatée, la restitution du réel se laisse délicatement percevoir. Elle se lie à la curiosité d’un ailleurs qui s’exprime par une certaine tension picturale ; la suspension d’un moment pouvant suggérer le drame à venir. La scène capturée est envisagée comme un plan séquence. Elle n’est ainsi pas appréhendée dans son entièreté mais présentée comme un fragment, une pièce isolée d'un ensemble plus vaste. Comme celle évoquée par un effet de travelling arrière où des personnages attablés en terrasse à Chamonix scrutent l’inquiétant glacier suspendu, flottant sur les flancs de la montagne en second plan. Cette narration brouille les pistes et propose une double lecture, plus subversive.

Cette pudeur picturale préserve toute l'intrigue, entre apparition et disparition. Ici, le climat se fige dans un état fugitif. Et c'est là tout l'art de Claude Gazier ; capturer l'éphémère qui se dérobe, disparaît. Une partie de l’énigme picturale se dévoile sous nos yeux en remontant le fils de nos pensées, de notre mémoire effacée. Le plus remarquable est que ces moments de vie nous apparaissent familiers, comme associés à nos propres réminiscences émotionnelles.