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Série Intérieur et Extérieur |
Nicolas Lespagnol déploie une œuvre photographique exigeante, troublante, patiemment construite autour d’un même noyau : le regard. Pas un regard esthétique ou narratif, mais un regard comme phénomène mental, biaisé, subjectif, toujours en déséquilibre.
Dès les premiers clichés, le spectateur est pris à contre-pied. Ici, pas de hiérarchie des formes, pas de lumière théâtrale, pas de moment « décisif ». Le monde, capté à l’aide d’un appareil photographique à capteur plein format (24 mm x 36 mm, pour une grande qualité d’image), se révèle dans sa plus stricte nudité. Les photographies sont simplement captées, avec de légères corrections de couleur, de lumière et de contraste — sans manipulation, ni effets ajoutés. C’est un regard clinique et sans jugement, que le photographe revendique, un regard débarrassé du spectaculaire, de l’instant, du pittoresque – un regard qui dit : « ceci est ».
Les contraires sont vrais : penser l’écart
Dans Les contraires sont vrais, l’artiste joue avec la contradiction comme moteur visuel. L’image devient terrain de friction entre vertical et horizontal, haut et bas, réel et irréel. Par la juxtaposition d’éléments incompatibles en apparence, Nicolas Lespagnol interroge la solidité de nos certitudes visuelles. Le regard bascule, les repères se fondent, et soudain, l’œil croit à ce qu’il voit... tout en doutant de son propre verdict.
Ce jeu visuel pataphysique, cher à l’artiste, ne cherche pas une « vérité », encore moins une fidélité mimétique. Il cultive au contraire l’écart – cet écart fertile où l’image cesse de décrire pour commencer à penser. Les contraires s’y rencontrent non pour s’annuler, mais pour se révéler mutuellement.
Paysages soudés : le territoire mental
Dans Paysages soudés, l’image ne cherche pas à restituer un lieu mais à assembler des fragments disjoints du monde. Des paysages réels – photographiés avec cette frontalité désaffectée – sont littéralement cousus ensemble, créant des continuités impossibles, des transitions presque organiques, mais mentalement dérangeantes.
Ces collages subtils font émerger un paysage hors-temps et hors-lieu, un territoire d’apparence lisse, mais profondément instable. Ce ne sont plus des photographies de lieux, mais des paysages mentaux, où la soudure entre les images devient plus signifiante que les images elles-mêmes. La fusion plastique devient acte de pensée. Chaque couture est une hypothèse, une faille, une tentative de concilier des mondes qui, dans la réalité, ne se rencontreraient jamais.
Intérieur-extérieur : diluer le cadre
La série Intérieur-extérieur explore une frontière encore plus sensible : celle du dedans et du dehors, du privé et du public, du construit et du naturel. L’image s’étire, se retourne, fusionne un intérieur vide et un paysage, un mur et un ciel, une fenêtre et un horizon. Ici, Nicolas Lespagnol pousse plus loin son goût pour la déstabilisation visuelle, jouant avec le cadre comme limite mentale.
En diluant le cadre, en flirtant avec la rupture de lisibilité, l’artiste fait apparaître ce qu’il appelle un « extraordinaire normal » – une situation visuelle tout à fait plausible, presque banale, mais qui contient un dérèglement subtil, une torsion invisible. Ce sont des images simples, mais délibérément vidées de contenu émotionnel ou narratif, pour que ne subsiste que la pure présence formelle.
Vers une abstraction photographique
Loin des effets spectaculaires ou des retouches sophistiquées, l’artiste fait le pari d’une photographie où seule la composition, le choix du cadre, et la logique du regard produisent l’effet. Pas de mise en scène, pas de symbolisme : l’abstraction émerge ici par soustraction, par neutralisation des affects, des repères temporels et spatiaux. Il ne s’agit pas de créer une image « juste », mais une image ouverte, où le spectateur est libre de perdre pied.
C’est sans doute là l’une des forces de ce travail : dans sa sécheresse assumée, sa frontalité sans séduction, il nous rend à notre propre fragilité perceptive. Comme dans l’expressionnisme abstrait que l’artiste admire, la forme n’est pas un moyen d’expression, mais une fin en soi – une forme-pensée, flottante, mentale, qui demande à être reçue plus que comprise.
Nicolas Lespagnol en révèle sa capacité à nous désorienter non par excès, mais par dépouillement. De ses images surgisse une puissance mentale où le monde ne s’y montre pas tel qu’il est, mais tel qu’il nous échappe – plat, ambigu, fragmenté, mais étrangement familier.