Ogygie |
En 2024, Jean-François Simier a décidé de trancher dans sa propre œuvre. Littéralement. De découper ses peintures. Non pas dans un geste de rejet ou d’autodestruction, mais comme une forme de protestation symbolique contre un esthétisme lénifiant, cet adoucisseur de réalité qui alimente notre quotidien d’images « jolies » mais vides, de surfaces plaisantes mais sans fond. Cette série, Lacération Antonyme, à la fois radicale et profondément méditative, s’inscrit dans une tradition artistique de subversion poétique, dans l’héritage revendiqué de Jacques Villeglé, autre breton, signataire du manifeste des Nouveaux réalistes.
À la différence des pionniers de cette mouvance qui détournaient des matériaux extérieurs à leur pratique (affiches urbaines, publicités, slogans politiques), Jean-François Simier retourne la méthode sur lui-même. Ce n’est pas la rue qu’il lacère, mais ses propres tableaux. Chaque composition repose sur des impressions haute définition de ses peintures à l’huile – des œuvres déjà abouties – qu’il lacère ensuite avec une précision instinctive, presque chorégraphique, pour les recomposer dans une nouvelle narration plastique. Le résultat est saisissant.
Du désastre naît la souvenance
Les œuvres OGYGIE et REVERIES sont exemplaires de cette tension féconde entre destruction et résurgence. On y lit des strates colorées, des déchirures, des effleurements de matières. Le regard voyage dans une topographie intérieure, un paysage sans paysage où s’opposent et se conjuguent violence et apaisement. Jean-François Simier, tel un archéologue de sa propre peinture, exhume ce qui gît sous la surface : les « vestiges et vertiges passés et à venir » qu’il évoque.
Il ne s’agit pas ici d’abstraction décorative mais de peinture incarnée, traversée d'accidents, de fractures, de résistances. Les lames roses et les déchirures blanches qui tranchent la surface, loin de rompre l’unité, recréent un équilibre instable mais vital. C’est une forme d’imaginaire lacunaire, un art du fragment et de la mémoire.
Entre Villeglé et Bryen : une poésie du dedans
Si l’artiste revendique un clin d’œil à Jacques Villeglé, il cite aussi avec émotion Camille Bryen, poète du non-forme. Et cela se ressent profondément. Villeglé portait la poésie des rues ; Jean-François cherche celle de l’âme. Là où l’un s’attachait aux signes visibles de la société, l’autre tente de saisir les pulsations muettes de l’intériorité. Dans ses lacerations, le geste n’est pas de rupture mais de continuité : il prolonge son travail pictural antérieur, sans jamais le renier. La lacération devient un outil de recomposition, non un effacement.
Le travail présenté au Prieuré de Locmaria de Quimper est basé sur la lacération de photos en impression d'encre résine ultra chrome et encollées sur un châssis entoilé de format 40M.Il ne s’agit donc pas ici de recyclage au sens où on l’entend dans les démarches contemporaines – accumulation, bricolage, art pauvre – mais d’un continuum plastique et poétique, où la matière originelle reste souveraine. Chaque œuvre lacérée est un palimpseste qui conserve en creux les empreintes de la toile d’origine.
Contre l’esthétisme, pour l’imaginaire
La critique d’un esthétisme omniprésent traverse l’ensemble de la démarche. Jean-François Simier ne cherche ni à plaire, ni à séduire, encore moins à « éduquer » le spectateur. Il se tient à l’écart des rhétoriques participatives ou interactives souvent utilisées comme gages de modernité dans l’art contemporain. Pour lui, ces injonctions à la co-création participent d’une même logique normalisante qui gomme les aspérités, érode l’imaginaire et finit par appauvrir le regard.
Son œuvre, au contraire, invite à regarder autrement, à laisser surgir en soi ces « choses infimes, enfouies », à reconsidérer la valeur du silence, de la faille, du manque. En cela, Lacération Antonyme est une œuvre éminemment politique, au sens noble : elle interroge notre rapport au sensible, à la mémoire, au temps, à l'autre. Elle appelle à la réappropriation de nos imaginaires face à la culture de l’immédiat et du compulsif.
Lacération Antonyme, série présentée au Prieuré de Locmaria à Quimper, du 9 au 19 juillet 2025, en hommage à Jacques Villeglé, natif de la ville.